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"L'INVENTION" DE DORA"
Un tunnel sous le Kohnstein
Le 28 août 1943 arrive au pied du Kohnstein un
Kommando d'une centaine de détenus de Buchenwald. Ainsi commence l'histoire du
camp de Dora.
Le Kohnstein est une colline située près de la
ville de Nordhausen, dans le nord de la Thuringe. Le Kommando s'arrête dans un
vallon du Kohnstein, à proximité d'une galerie qui s'enfonce dans la colline.
C'est l'amorce d'un immense ensemble souterrain auquel on accède normalement par
deux entrées situées au nord de la colline.Le plan est simple : deux tunnels A
et B parallèles et reliés par plus de quarante galeries transversales. La sortie
sud du tunnel A reste à creuser. C'est près de la sortie sud du tunnel B que le
Kommando de Buchenwald est arrivé.
L'ensemble souterrain appartient à la WIFO, une
société publique allemande du groupe contrôlé par Göring. Le creusement a
commencé en 1936 et l'anhydrite extrait a été commercialisé. Dans une région où
l'activité minière est séculaire, un tel chantier n'était pas vraiment
exceptionnel. Il s'agissait pour la WIFO de disposer d'une importante capacité
de stockage stratégique. L'exploitation du site avait commencé par le nord, en
suivant le sens du creusement. Le personnel était formé de civils allemands,
encadrant de jeunes étrangers requis, dont des Français du STO.
Enterrer la construction des fusées
L'envoi d'un Kommando sur place le 28 août a été totalement
improvisé. Ce n'est en effet que deux jours auparavant, le 26 août, que la
décision avait été prise à Berlin de transférer l'usine de construction de la
fusée A4, de la base de Peenemünde à l'ensemble souterrain du Kohnstein. La
fusée A4, qui s'appellera V2 un an plus tard, avait été mise au point par
l'équipe de Wernher von Braun à Peenemünde, dans l'ile d'Usedom, sur le rivage
de la Baltique. Une usine de montage y avait été établie au milieu de 1943. Pour
pallier la pénurie de main-d'oeuvre civile allemande, on y avait envoyé des
détenus de Buchenwald, et en particulier des déportés français arrivés le 27
juin, et immatriculés dans la série des "14000". Ils avaient été amenés au camp
dit de Karlshagen le 11 juillet. Toute cette activité est brutalement
interrompue dans la nuit du 17 au 18 août 1943 par un violent bombardement
britannique.
La réaction de Hitler, conseillé par Himmler,
est immédiate, dès le 18 août. Il faut transférer rapidement la construction des
A4 dans une usine souterraine. Il faut n'y employer que la main-d'oeuvre
concentrationnaire en dehors du personnel allemand. Le 20 août, les
responsabilités sont réparties. Le ministre de l'armement, Albert Speer, doit
assurer le transfert. Le général SS Kammler fournira la main-d'oeuvre. Le 26
août, le site du Kohnstein est choisi.
Une société Mittelwerk est créée, qui associe le
ministère de l'armement, tuteur de l'équipe de Peenemünde, la WIFO et la SS.
L'administration s'établit à Ilfeld, au nord du Kohnstein. Le personnage
principal, chargé de la coordination des travaux, est un technocrate réputé,
Sawatski, déjà en fonction à Peenemünde. Rudolph, un grand spécialiste des
fusées, directeur de l'usine de production à Peenemünde, est chargé de
l'implantation de la nouvelle usine. Le futur camp de concentration, et le camp
SS correspondant, sont prévus dans le vallon au sud du Kohnstein. Le commandant
du camp, Förschner, était Lagerführer à Buchenwald. Il devient un des directeurs
de Mittelwerk.
Le plan de
Sawatski
Le 1er octobre, le
plan de Sawatski pour les travaux est terminé. Il concerne à la fois l'usine
souterraine secrète de Mittelwerk, connue à présent comme l'usine "du Tunnel",
et un complexe protégé par une clôture électrifiée comprenant, d'est en ouest,
une gare de fret pour l'usine, un camp SS et un camp de concentration. Le
financement est le même pour tous les éléments.
Les travaux de cet ensemble commencent en
septembre 1943. Ils ne seront vraiment terminés qu'en mai 1944. Les problèmes à
résoudre étaient variés et l'organisation souvent défaillante.
Il fallait d'abord mettre fin à l'activité de la
WIFO gérant un dépôt d'hydrocarbures et matières premières diverses. Il fallait
en particulier démonter tout un ensemble de réservoirs, citernes, etc. et
réaménager les sols et les voûtes des halls correspondants. Il s'agissait des
quelque vingt premiers halls, la numérotation partant des entrées nord.
La partie sud du tunnel était inachevée et
nécessitait de gros travaux, en particulier le creusement de l'extrémité du
tunnel A, jusqu'à la sortie. Il fallait aussi surcreuser un hall pour permettre
le contrôle de la fusée en position verticale. L'établissement d'une importante
usine dans le souterrain nécessitait l'établissement de réseaux pour
l'électricité, le téléphone, l'eau, l'assainissement , qui n'existaient que très
partiellement dans la partie nord.
Il fallait viabiliser une vaste zone au sud du
Tunnel, jusqu'à l'extrémité du camp envisagé. Il fallait installer une gare
raccordée au réseau et poser des voies pour la chaîne de montage. Il fallait
monter des dizaines de baraques pour le camp de concentration et le camp SS. Il
fallait surtout implanter dans le Tunnel toutes les machines et les équipements
annexes, venant ou non de l'usine de Peenemünde après le bombardement.
Rien de tout cela, dans un pays industriel comme
l'Allemagne contemporaine, ne présentait à priori de difficulté insurmontable.
Il a pourtant fallu près de neuf mois pour exécuter le programme prévu. Tel est
l'arrière-plan des souffrances des détenus dans la période qualifiée à juste
titre d'Enfer de Dora.
L'enfer de Dora
L'existence d'une situation dramatique à Dora a
été connue à Buchenwald, dans les dernières semaines de 1943, par l'arrivée
régulière de cadavres à incinérer au crématoire du camp principal. Cette
situation n'a pris fin que le 31 mars 1944. Quelque 3 000 morts ont ainsi été
enregistrés pour un camp dont l'effectif total, au début de février, était de 12
000 détenus.
Plusieurs personnalités arrivées alors à
Buchenwald, comme Christian Pineau et Jorge Semprun, ont témoigné de l'effroi
que provoquait la perspective d'un "transport" vers Dora. Encore ignoraient-ils
que simultanément 3 000 autres détenus avaient été envoyés dans des camps "de
repos", comme Lublin-Maïdanek, puis Bergen-Belsen, où les survivants ont été
très peu nombreux.
A l'origine de cette situation, il faut
incriminer tout à la fois les conditions de vie et les conditions de travail. Le
fait principal est sans doute la construction tardive du camp, la dernière
partie du programme de Sawatski à avoir été mise en oeuvre. En février 1944, les
bâtiments du camp de concentration n'abritaient que les services généraux
(administration, cuisines, désinfection), le logement des Prominenten, un Revier
rudimentaire. Il n'y avait même pas de crématoire ! Les détenus qui arrivaient
de Buchenwald, par transports successifs, étaient en grande majorité
immédiatement absorbés par le Tunnel. Après avoir couché par terre, ils ont eu
droit pendant des mois à des châlits superposés dans quatre halls transformés en
"dortoirs". Ces halls en cul-de-sac - à présent visibles - étaient situés près
du chantier de creusement de la sortie sud du tunnel A. Les équipes étant de
douze heures, jour ou nuit, des milliers de détenus se succédaient dans les
dortoirs totalement dépourvus d'hygiène par manque d'eau. Les poux
proliféraient. Les passages à l'air libre se produisaient à l'occasion d'appels
ou de désinfections, ou pour manger la soupe, une heure à l'orée du Tunnel. Le
choix avait été fait, délibérément, dans le cadre du plan Sawatski, de
totalement privilégier l'aménagement de l'usine par rapport à la construction du
camp.
Bourreaux et
victimes
Dans les souvenirs que les uns et les autres,
parmi les survivants, ont pu conserver de la création d'une usine à l'intérieur
du Tunnel, l'image qui domine est celle d'une extrême confusion. Les techniciens
de Peenemünde ont dû improviser une implantation dans un site qui leur était
imposé, et des choix successifs ont eu lieu comme sur les voies de la chaîne de
montage. Les responsables ont été pressés et nerveux pendant des semaines, et
n'ont pu sortir la première fusée complète que le 31 décembre 1943. Elle n'a
sans doute pas fonctionné, mais le pari était tenu. Speer s'est dit frappé de la
fatigue de certains des responsables, et il a félicité Kammler de cette
réussite.
Féliciter Kammler, c'était montrer le peu de cas
qu'il faisait des victimes de Kammler, dans les Kommandos extérieurs ou sur les
chantiers du Tunnel. Faire de la "terrasse" dans la boue gluante pour tracer un
chemin ou évacuer les "cailloux" du creusement d'une galerie, porter des rails à
l'extérieur ou des poutrelles dans le Tunnel, tout cela se valait, et beaucoup
sont morts alors d'épuisement, après avoir été transformés en "musulmans".
L'encadrement des Kapos et des Vorarbeiter, choisis généralement parmi les Verts
allemands, était presque toujours brutal, à défaut d'être compétent, et les
gardiens SS n'étaient jamais loin.
Il y avait parmi ces victimes des déportés de
toutes origines, mais les plus nombreux ont été les Soviétiques et les Français.
Les Français avaient été envoyés de Compiègne, et tous les convois partis de là
entre juin 1943 et janvier 1944 ont abouti à Buchenwald. La moitié des premiers,
on l'a vu, sont allés d'abord à Peenemünde-Karlshagen. Les suivants, en sept
convois successifs, sont allés majoritairement à Dora.
Un moment important de l'histoire de la
déportation Le long épisode de l'Enfer
de Dora a été un des moments importants de l'histoire de la déportation
française. Dans les premières années, des déportés avaient éprouvé l'extrême
rigueur de certains camps comme Auschwitz et Mauthausen. Puis était venu, en
1943, le temps de l'envoi dans des usines existantes de forts contingents de
détenus, de Sachsenhausen à l'usine Heinkel d'Oranienburg, de Buchenwald à
Peenemünde, par exemple. A Dora, l'usine et le camp sont issus d'un même projet,
et celui-ci est sous le contrôle de Kammler. Il accorde de nouveaux effectifs à
Mittelwerk en février 1944 quand il faut compléter le recrutement des
"spécialistes", mais refuse le contingent supplémentaire souhaité par les
responsables de la fusée dans leur réunion du 6 mai 1944. Les SS sont les
maîtres du jeu et les déportés nouveaux venus sont affectés aux travaux
souterrains à Ellrich ou Harzungen ou ferroviaires du Helmetalbahn. Il en est
ainsi dans toute l'Allemagne. L'Enfer de Dora a abouti à l'usine du Tunnel. Les
enfers suivants n'ont abouti qu'à des massacres.
André Sellier.
Ecrire l'histoire des camps n'a été possible
que grâce aux témoignages de survivants. J'en recommande quatre pour cette
période de Dora : - Dutillieux Max - Le camp des
armes secrètes - Fliecx Michel - Pour délit
d'espérance - Mialet Jean - La Haine et le Pardon.
Le Déporté - Rogerie André - Vivre, c'est
vaincre
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